Blandine Sankara accepte de me recevoir dans son célèbre centre agroécologique. Nous traversons à moto 60 km de banlieues campagnardes de Ouaga. Je ressens une certaine appréhension car Blandine Sankara est une personnalité et mes rencontres avec les personnalités ne se sont pas toujours bien passées, contrairement à mes rencontres avec les gens simples, amis militants de base ou femmes productrices locales. Appréhension inutile car Madame Sankara est une personne affable et sympathique. Elle a mon âge et représente cette génération révolutionnaire des années 80 qui a grandit dans des espoirs immenses et a dû se mesurer à la mort, à l’injustice et à la violence du système d’exploitation mondialisée.
Dans cette terre de désolation après la perte « non seulement d’un grand leader, »- le souligne -t-elle- « mais d’un frère aimé, d’un être cher », elle a reconstruit ce qu’elle a pu sur les ruines en partant de la base de survie, de la terre nourricière. Mais avant d’aborder les questions douloureuses et les problémes politiques actuels, nous visitons le Centre Yelemani pour la Souveraineté Alimentaire. C’est un grand terrain clôturé ou les deux entrepôts à outils et la grange de stockage jouxtent des parcelles de terre soigneusement cultivées. On est dans la saison de repos, la saison de maraichage s’étendant, contrairement à mes habitudes européennes, du mois d’octobre après la saison des pluies à février, la saison des récoltes.
« Actuellement c’est la saison des céréales, les 6 femmes membres de la coopérative cultivent leur propre champ de mil, de maïs et ne viendront s’occuper des légumes qu’une fois leur récolte ramassée et vendue » nous explique Madame Sankara. L’association comprend des coopératrices mais aussi des salariées et des stagiaires étudiants en agroécologie. Son but est de montrer que l’agroécologie, la culture sans pesticide, est viable et possible, peut nourrir les familles et même tout un peuple, surtout sur ces terrains proches d’un barrage et proprices à la culture des légumes. La terre est rouge et grasse mais le terrain avait été abandonné et il a fallu le défricher. Pour cela Blandine Sankara a dû murir son projet longuement, bouger les autorités, trouver les bonnes personnes et les convaincre de participer.
Nous en discutons assis sous le toit en chaume d’une petite salle aux bancs en bois qui sert de centre de formation aux coopératrices. Il n’a pas été facile de consituter l’équipe du projet car l’indivualisme, ce poison capitaliste, la croyance que la survie ne peut etre assurée qu’indivuellement, touche la société burkinabée comme les sociétés européennes. La première équipe de femmes contactée par le biais des autorités a rapidement jeté l’éponge, déçue de ne pas accéder facilement à un argent susceptible de changer radicalement leur vie en augmentant leur pouvoir monétaire. Le but du projet était tout autre. Il s’agissait de vivre correctement de l’agriculture pour convaincre les jeunes qu’il est vain de chercher une fortune aléatoire dans la ville alors que le moyen de production des richesses est sous leur pieds, leur terre. Peut-être que les autorités, ne voulant pas faciliter la tâcher à la porteuse d’un nom si célèbre, aient craint que la réussite du projet ne soit un menace à leur pouvoir et n’aient pas désigné les personnes appropriées. Finalement, le bouche à oreille, le contact de femme à femme a eu raison des oppositions politiques. Des femmes solides ayant besoin d’un revenu stable ont finalement constitué l’ossature de la coopérative. Au Burkina Faso comme partout, la classe moyenne achète des produits industriels dans les supermarché vantés par la publicité tandis que les politiques imposent les cultures de rente au détriment des culture vivrières locales. Yelemani propose la démarche inverse : produire des légumes bio de façon écologique, avec des méthodes traditionnelles renouvelées par l’échange d’expériences d’horizons divers afin de vendre les produits à la ville à un prix permettant aux productrices de vivre et de ne pas brader leur savoir faire.
C’est bien du produire local et consommer local, si importants pour l’écologie, la lutte contre la sécheresse et le réchauffement climatique dont il s’agit. Yelemani est une espèce d’AMAP burkinabée avec un usage collectif de la terre sous forme associative. Les femmes savent cultiver la terre de façon traditionnelle, elles assimilent vite les nouvelles techniques dispensées par des chercheurs en agroécologie qui viennent régulièrement enthousiasmés par le projet. Blandine nous raconte les expérimentations réalisées récemment par des étudiants doctorants latino-américains sur le quinoa menées sur une autre parcelle de l’association. Yelemani est aussi un centre de recherche alternatif ouvert à ceux et celles qui luttent pour la souveraineté alimentaire.
Je pense à ma terre natale, à la terre de mes grands parents à Tarnobrzeg, à mon jardin d’éden d’enfance regorgeant de cassis, groseilles, fraises, prunes, cerises griottes et pommes que nous travaillons à récolter tout l’été. Je parle de cette terre grasse et fertile pour laquelle les paysans polonais ont lutté des centaines d’années pour l’arracher aux mains des seigneurs, et qu’ils ont fini par obtenir par la construction de la Pologne Populaire et la réforme agraire de 1946. Je pense au travail collectif familial et l’entraide de voisinage typique de ces villages traditionnels encore dans les années 50 et 60 et son prolongement, la construction collective et familiales des maisons, en bois puis en brique. Mais je dois aussi raconter à Blandine que tout cela n’est plus. Dans le capitalisme les paysans ont perdu le poids politique et le respect qu’ils inspiraient au parti communiste. Ils ont du fermer les exploitations du fait de la concurrence étrangère. La terre en friche pendant 15 ans est passée pour une obole aux mains d’oligarques qui l’exploitent avec les subventions européennes pour des cultures industrielles. La terre de ma grand mère est en friche depuis 20 ans et je suis en passe de me faire déposséder de cette terre par les violences et les manipulations familiales qui visent à en faire propriétaire mon cousin, seul garçon de la famille, afin qu’il vende la terre aux oligarques et puisse payer son crédit immobilier à Varsovie. Les femmes et la terre sont les ressources naturelles premières spoliées par le capitalisme.
Blandine nous raconte comment lors de ses études en Suisse elle avait compris que seul un projet concret pouvaient démontrer que les cultures à l’exportation sont un outil de domination impérialiste et une dépossession des paysan/es de leur terre et de leur savoir faire. Un tel projet devait cependant avoir l’adhésion de classes urbaines consommatrices qui trouveront leur compte dans une nourriture locale saine et bon marché. Blandine Sankara s’est alors lancée dans la contruction de Yelemani. Bien entendu, sans investissement initial il est impossible de d’ouvrir une exploitation agricole ex nihilo. Elle a obtenu en Suisse un soutien financier et technologique pour le puit et le réservoir d’eau fonctionnant à l’énergie solaire, indispensable à l’arrosage des légumes. Par la suite il a fallu aussi démarcher un à un les réseaux de classe moyenne urbaines et leur livrer en voiture les panier de légumes. La vente fonctionne toujours ainsi mais de plus en plus de consommateurs souhaitent centraliser l’achat de produits locaux dans un marché bio à Ouagadougou ce qui permettrait aux productrices d’avoir un revenu stable et inciterait davatange de personnes à croire au projet. Je parle à Blandine de Madame Traoré et du fait qu’une telle productrice locale serait tout à fait intéressée par un stand ou une boutique pour sa nourriture maison.
Je suis en admiration devant la tenacité de Madame Sankara, sa patience et sa détermination. Elle met en place à son échelle ce que son frère avait commencé à construire pour le pays : l’autodetermination alimentaire, la clé de l’indépendance réelle. Les courgettes et les aubergines grandissent, les salades sont variées et touffues, le basilic est odorant, l’ail et les oignons verts s’épanouissent. Le jardin produira aussi des tomates, des carottes, des pommes de terre, des radis, du piment, des poireaux, des betteraves, des haricots et des choux. Au loin poussent mes chers arbres à karité. Blandine évoque aussi des ruches à miel, le projet d’élever des animaux, de produire et de vendre du fromage de chèvre… Elle nous donne de magnifiques salades et le basilic à l’arôme puissant.
Mais le projet est également politique. Yelemani anime des ateliers dans les écoles au sujet de la souverainté alimentaire. Un concours a permis aux enfants des villages de comprendre que leur propre connaissance de l’agriculture est une valeur importante dans la société. Le chantier est vaste et dépasse les possibilités d’une seule structure locale. Blandine n’évoque que pudiquement les luttes politiques qui ont mis à bas le régime de celui qu’on considère au Burkina comme l’assassin de son frère. Les jeunes du Balai Citoyen et en général les Sankaristes saluent son travail. Yelemani participe à toutes les luttes contre l’accaparement des terres, contre les OGM et pour la souverainté alimentaire. Mais la meilleur façon de rendre hommage à Thomas Sankara serait de réaliser sa politique afin que le pays entier puisse consommer ses produits, les valoriser avec fierté sur le marché international et en tirer les revenus nécessaires à son indépendance. Je pars d’ici le coeur rempli d’espoir devant tant de belles personnes qui ne baissent jamais les bras et luttent tous les jours pour leur idéal. Nous nous arrêterons en chemin pour acheter un excellent pain cuit dans la boulangerie d’un centre agricole catholique, avant de participer le soir même à la projection du film sur Thomas Sankara organisée par le Balai Citoyen dans le quartier de Dagnoen qui jouxte le cimetière ou Sankara avait été officiellement enterré. Nous rendrons visite également à notre ami militant Zinaba Rasmane dans les locaux du Balai Citoyen.